On oublie...
Alors que je me prépare à accueillir mon troisième enfant, un simple regard sur le passé m'amène à un terrible constat : on oublie vite, vraiment!
Mes deux grandes filles sont désormais sorties de la petite enfance, et aussi intense qu'ait pu me sembler cette période fondamentale lorsque j'étais encore en plein dedans, j'ai pourtant déjà oublié tellement de choses que j'ai vécues alors...
Enfin, oublié, non : j'en garde et j'en garderai un souvenir éternel, car tout ce que j'ai vécu reste profondément ancré en moi, et a définitivement façonné ce que je suis aujourd'hui.
Mais si je garde un souvenir vibrant de toute cette expérience, force est de constater que j'en ai maintenant oublié la plupart des détails.
Alors que je vais bientôt replonger dans cet univers, je commence petit à petit à exhumer mes vieux souvenirs : matériel de puériculture, vêtements de bébé, jouets d'éveil...
Tout cela me semble maintenant si lointain que j'ai peine à me rappeler toutes ces choses que je pensais pourtant, à l'époque, inoubliables.
La maternité est une somme si incroyable d'apprentissages, qu'on finit par faire, à son corps défendant, un tri drastique dans sa mémoire.
Seuls les moments les plus marquants restent alors clairs dans notre esprit - tout ce qui ne nous paraît plus essentiel, qui n'est plus raccord avec ce qu'on vit aujourd'hui, finit par disparaître, peu à peu.
Si je me souviens de la plénitude que j'ai éprouvée lors de mes grossesses, comme de l'embarras que mon corps m'imposait à la fin, j'ai eu toutes les peines du monde à me souvenir à quelle semaine précise j'ai senti bébé bouger, quand j'ai ressenti tel ou tel symptôme, ou à quel point les difficultés que j'ai rencontrées m'avaient alors affectée.
De mes accouchements, je me rappelle le déroulement précis de chaque étape, et l'émotion intense de la rencontre, inscrits à l'encre indélébile. Mais la douleur, si forte qu'elle ait pu être même sans péridurale, je l'ai vite effacée, comme par magie, même si j'en mesure toujours l'intensité. (La nature est bien faite... si la douleur persistait à un tel niveau, on ne recommencerait jamais!)
Mais finalement, ce qu'on oublie le plus, c'est tout ce qu'on vit les premiers mois d'un enfant - alors même qu'on le croit inoubliable.
Ce sentiment d'être complètement perdue, d'abord, de ne rien comprendre de son bébé, et de ne rien savoir faire ; c'est un passage obligé, qui heureusement, finit très vite par passer, au fur et à mesure qu'on crée du lien avec son nouveau né.
Toutes les considérations "techniques", ensuite, propres au premier âge, dont l'importance est alors capitale mais qui deviennent très vite obsolètes. Les positions d'allaitement, les petits gestes de soin, les doses des biberons et de purées âge par âge, le matériel indispensable, les tailles de couches, de vêtements et les pointures...
Quand on est en plein dedans, on connaît tout ça sur le bout des doigts.
Et puis, un jour, à peine quelques mois plus tard, une copine nous demande un conseil... et on s'aperçoit qu'on ne sait plus répondre! On était pourtant au taquet, mais voilà - ça fait tellement longtemps que toutes ces informations ne nous ont pas servi, que notre cerveau a fini par les juger inutiles et à les négliger.
Vient ensuite l'interminable valse des "premières fois", l'enchaînement des dates clés.
Le premier sourire, le premier retournement, la première cuillère, le premier mot, le premier pas, la première rentrée...
L'enfance est émaillée de nombre de ces progrès marquants, qu'on aimerait tellement garder en mémoire, tant pour nous que pour nos enfants eux-mêmes...
Mais si nous gardons précieusement en mémoire le bonheur de chacune de ces découvertes, se souvenir précisément de leurs dates ou de leurs modalités est tout autre chose... Rares sont celles qui y parviennent sans les avoir notées, photographiées, ou filmées à l'époque!
Mais il y aussi des moments qu'on est ravies d'oublier dès qu'on le peut : les colères du terrible two, les batailles sans fin pour se faire obéir, le cauchemar des nuits pourries, les chamailleries, les bobos et chagrins...
Et bien sûr aussi nos propres erreurs, et tous nos moments de doute et d'épuisement, en chemin : eux aussi, on finit par passer au dessus - et tant mieux.
Tout s'échappe - grosses galères comme grands bonheurs, on ne peut pas maîtriser ce que l'on retiendra ou non, au final.
C'est un tri aléatoire, imparfait et parfois injuste, qui s'opère en nous avec le temps.
Des moments tout simples, fugaces, vont s'imprimer avec force, quand d'autres qu'on juge uniques et qu'on aurait voulu enregistrer dans les moindres détails, passeront à la trappe.
On ne peut pas se rappeler de tout, et c'est logique, au fond - être parent, c'est apprendre tous les jours, et vivre plusieurs vies en une, en accumulant des milliers d'instants tour à tour tendres, durs, drôles, émouvants, crispants, magiques.
Alors forcément, on doit abandonner des petits détails au passage, d'autant plus si l'on a plusieurs enfants... C'est terriblement frustrant, c'est sûr, mais on garde toujours au fond de soi l'essentiel : le dépassement de soi, l'accomplissement, l'expérience, et l'amour infini, bien sûr.
Et puis ça et là, sur notre route, on continue quand même à avoir de belles fulgurances, des petits riens oubliés qui finissent par nous revenir, des vestiges qui remontent par moment à la surface, nous offrant ça et là de petits moments de joie inattendus.
En revivant aujourd'hui une nouvelle grossesse, je retrouve certains sentiments et sensations que je me souviens avoir aussi éprouvés il y a quelques années.
Et je sais déjà qu'à la naissance de mon enfant, beaucoup de ce que j'ai déjà vécu me reviendra en mémoire...
Peut-être de façon sporadique, désordonnée ou imprécise ; mais mes souvenirs enfouis reviendront, petit à petit, quand j'en aurais besoin ou qu'ils reprendront sens pour moi.
Pour autant, je n'ai plus la naïveté de croire que je me rappellerai de chacun des moments forts que je vivrai avec mon nouvel enfant.
J'en garderai le sel, c'est sûr, les ressentis, les émotions ; mais pour garder une trace des petits détails anodins, il me faudra précieusement les noter. Avant qu'un jour, comme tant d'autres mamans avant moi, comme j'ai vu ma belle-mère ou même ma propre mère le faire, je ne finisse par tout mélanger, ou tout enjoliver...
Mais s'il y a bien une chose que jamais, jamais je ne pourrai oublier, c'est le bonheur immense que c'est chaque jour d'être leur maman.