Lecture - 'Je suis le carnet de Dora Maar' de Brigitte Benkemoun
Pour cette nouvelle chronique lecture, nous allons cette fois plus parler d'art que de littérature!
J'ai en effet envie de vous faire découvrir aujourd'hui le destin singulier de Dora Maar, photographe et artiste peintre du 20ème siècle, égérie des surréalistes et muse de Picasso, que Brigitte Benkemoun a réussi à faire revivre au travers d'un ouvrage singulier.
Cette biographie éclatée de Dora Maar, qui se lit comme un roman, est en effet issue d'un coup de chance inouï...
Tout commence alors que l'auteur, la journaliste Brigitte Benkemoun, cherche à remplacer le précieux agenda que son tête en l'air de mari a perdu. Un modèle en cuir ancien, que la marque ne réalise malheureusement plus... Elle finit donc par acheter d'occasion un ancien exemplaire sur E-Bay, auprès d'un antiquaire.
Ravie de sa trouvaille, elle découvre dans les poches intérieures un mystérieux répertoire ancien, daté de 1951...
Les noms qu'elle y trouve éveillent aussitôt sa curiosité : Aragon, Brassaï, Breton, Char, Cocteau, Eluard, Lacan...
Autant de légendes de la sphère culturelle des années 50! Elle comprend vite qu'elle tient un véritable trésor entre ses mains...
Qui donc pouvait connaître personnellement tant de figures célèbres? A qui a bien pu appartenir cet intriguant carnet?
Il lui faudra trois mois de recherche pour enfin résoudre l'énigme : le répertoire est celui d'Henriette Theodora Markovitch, dite Dora Maar, femme libre et engagée, photographe et artiste peintre talentueuse, fascinante de beauté et d'intelligence.
Une femme d'exception - pourtant surtout connue pour avoir été pendant près de 10 ans l'une des maîtresses et principales muses de Picasso...
Mais il finira par la rejeter, la laissant à la postérité comme "la femme qui pleure", à jamais brisée par leur rupture.
Au travers d'une enquête aussi minutieuse que passionnante, Brigitte Benkemoun dénoue les fils qui reliaient Dora Maar à chaque nom du répertoire, célèbre ou inconnu.
Un véritable travail de fourmi (2 ans de recherches, de recoupements et de documentation précise ont été nécessaires pour écrire le livre), qui retrace le parcours de l'artiste au travers des relations humaines qu'elle a bâties avec ses contacts, à différentes époques.
Une approche atypique - ni alphabétique, ni chronologique, mais d'une plus grande richesse, car elle dresse petit à petit à la fois le portrait d'une femme passionnée et passionnante, d'une époque mythique (la 1ère moitié du 20ème siècle), et d'un milieu artistique et mondain effervescent.
Au fil des noms égrenés en chapitres, on découvre la vie de Dora Maar, ses débuts fracassants, puis son déclin vers une douloureuse solitude.
Les pièces de puzzle s'imbriquent les unes après les autres, pour laisser découvrir peu à peu les fêlures d'une personnalité complexe.
Artiste complète, aussi déterminée qu'engagée, Dora Maar commence son chemin artistique par la photographie de reportage et de mode, qui l'amènera à fréquenter le cercle des surréalistes.
En 1936, elle provoque la rencontre la plus déterminante de sa vie : celle de Pablo Picasso, avec qui elle engage une liaison passionnelle qui durera 10 ans, oscillant sans cesse entre amour et souffrance.
Une symbiose autant physique qu'artistique : en photographiant le maître alors qu'il crée Guernica, elle s'approprie un peu son œuvre, et s'enferme chaque jour un peu plus dans une forme de vénération. Elle délaisse alors la photographie pour la peinture, sans réaliser que malgré son talent, les encouragements du Maître ne sont pour lui que politesse....
Lorsque, lassé, il finit par la quitter pour une nouvelle muse plus jeune et inspirante, elle sombre dans une dépression sans nom, se repliant sur elle-même et trouvant refuge dans la religion.
Sur la fin de sa vie, elle finira même par laisser son mysticisme affecter jusqu'à ses convictions profondes (d'une femme ouverte et expansive, elle devient solitaire, homophobe et antisémite).
Une incroyable destinée, aussi fascinante que déroutante...
Dora Maar reste une femme difficile à cerner, dont on ne sait pas déterminer au final si elle nous est sympathique ou non.
C'est d'ailleurs tout à l'honneur de Brigitte Benkemoun, d'avoir réussi ce subtil dosage entre découverte et attachement, en sachant rester objective. Comme elle l'évoque elle-même, il lui aurait parfois été facile d'interpréter des éléments ou de remplir des zones d'ombres selon sa propre vision des choses, plutôt que la probable réalité...
C'est aussi ce que reflète ce drôle de titre, "Je suis le carnet de Dora Maar", que je lis à la fois comme une référence à ce chemin dont elle suit la trace, et à l'inévitable sentiment d'identification que provoque une immersion aussi profonde dans sa vie.
Au final, son approche pudique, dans un style clair et agréable, accroche vraiment le lecteur et offre un portrait vivant, tout en nuances, où Dora Maar n'est jamais idéalisée. On se réjouit de découvrir à chaque chapitre une nouvelle facette de sa vie... comprenant au final qu'on ne saura jamais faire complètement le tour de son caractère nébuleux.
Au delà de l'art, on revient donc bien à la littérature... Intérêt double pour ce livre qui vous permettra de découvrir une icône, tout en sachant vous tenir en haleine!