Lecture - 'Les optimistes' de Rebecca Makkai
Même si on aurait bien besoin d'optimisme de nos jours, "Les optimistes" dont je vais vous parler aujourd'hui viennent d'une époque révolue.
Ils ont pourtant eux aussi fait face à un virus - mais à celui du SIDA, et aux débuts de son expansion fulgurante dans la communauté homosexuelle des années 80, à Chicago.
En 1985, dans le quartier gay de Boystown, le jeune galeriste d'art Yale Tishman réussit à vivre la vie libre dont il a toujours rêvé. Avec son partenaire Charlie, ils forment un couple stable et en vue, autour duquel gravite toute une bande d'amis, fêtards et désinvoltes, aussi soudés qu'indomptables. Mais l'apparition du SIDA va mettre à mal leur insouciance, et faire éclater leur petit monde en frappant leur communauté de plein fouet...
Trente ans plus tard, en 2015, Fiona, fidèle amie et indéfectible soutien de Yale, rescapée de cette époque ravageuse, s'installe chez un vieil ami à Paris pour y chercher son unique fille, dont elle a perdu la trace. En faisant le point sur sa vie, dans l'espoir de renouer le lien avec sa fille, elle mesure l'impact profond que cette période a eu sur sa propre vie.
Deux époques et deux regards croisés, qui alternent au fil des chapitres du roman, et offrent un éclairage différent sur les débuts fulgurants de l'épidémie.
D'un côté, face au choc, la panique, la réalité brute et la rage de vaincre ; de l'autre, avec le recul, les conséquences, la profondeur du traumatisme, et la douleur de ceux qui restent.
D'une époque à l'autre, on suit la douloureuse destinée de tous les membres du groupe, proches ou plus lointains. Un récit choral comme je les aime, où les trajectoires croisées des personnages, tous attachants malgré - ou plutôt grâce à - leurs failles, nous font vivre l'ampleur de l'épidémie de l'intérieur, dans une immersion particulièrement réussie et documentée.
Si la forme fait d'abord penser aux célèbres Chroniques de San Francisco, d'Armistead Maupin, on s'éloigne vite de la légèreté pour un récit particulièrement puissant. Avec un ton sobre et percutant, Rebecca Makkai offre une réflexion précise et très juste sur la réalité crue du SIDA, et de façon plus générale, sur la complexité des sentiments, sans pathos et sans mièvrerie.
Elle rend ainsi un bel hommage à tous ceux qui ont vécu cette période sous une épée de Damoclès, en mettant en lumière les souffrances physiques et morales des malades, la culpabilité, les angoisses et les cas de conscience de ceux qui risquaient de le devenir, et le dévouement et la peine de ceux qui ne l'étaient pas.
Un regard tendre et bienveillant sur une génération brisée, qui a aimé, souffert, espéré, lutté - mais souvent tout perdu.
Yale et Fiona, en éternels "optimistes", n'auront pourtant de cesse de voir l'espoir dans le chaos, et de chercher à se relever pour avancer coûte que coûte.
Une bataille diffuse, profonde, souvent malmenée ; mais le passage d'une liberté insouciante et frivole, à une hécatombe incontrôlable, que la société préfère ignorer, ne peut se faire sans heurts.
Au delà des corps, la maladie gangrène jusqu'à la vie quotidienne ; elle décime les hommes, fait voler en éclat les certitudes, et impose la peur, l'absence, la solitude et les idées noires. Il faut pourtant malgré tout tracer encore sa route...
L'entraide, parfois même jusqu'à la dévotion, deviennent alors vitaux pour aller de l'avant quand tout s'écroule autour de soi. Et surmonter les épreuves, les unes après les autre, force au final à croire à un lendemain.
Pour faire face, Yale, victime directe, et Fiona, dommage collatéral, se reposent, chacun d'une manière diamétralement opposée, sur leur entourage, et sur une forme de transmission qui les dépasse et donne sens à leur vie.
Une ode à la fraternité et à la communauté, face à un virus dévastateur, et l'optimisme dans l'adversité...
Voilà qui offre quelques résonances avec la situation que nous vivons aujourd'hui!
La naissance d'une épidémie, sa propagation rapide, sa gestion douteuse par les pouvoirs publics, ses conséquences dramatiques et la peur qu'il crée... Le parallèle est facile - bien que les situations restent très différentes.
L'histoire de Fiona, bien qu'elle soit moins forte que celle de Yale, et souffre parfois de longueurs, a le mérite d'offrir le recul de l'histoire, et de montrer l'impact, voire le traumatisme, que laissent les événements à long terme - ce que nous n'avons pas encore, de notre côté, par rapport à la crise sanitaire actuelle.
On sait aujourd'hui que la lutte contre le SIDA s'est couplée d'une lutte contre les discriminations, d'un activisme engagé et d'un véritable combat pour des droits aux soins dignes de ce nom. Les thérapies efficaces ont été très longues à trouver, et pendant ce temps là, des millions de malades ont souffert, souvent mis au ban de la société et laissés seuls, cantonnés au déshonneur et à la honte.
C'est aussi ce que Rebecca Makkai nous rappelle dans ce roman, bien que la maladie ne reste ici au fond qu'un décor, un arrière plan pour des personnages qui sont en eux-mêmes le véritable coeur de l'histoire.
D'autres thèmes sont d'ailleurs abordés au travers des différentes intrigues qui se croisent - le marché de l'art et ses rouages, la complexité des sentiments amoureux, et la quête d'une parentalité apaisée...
De quoi offrir au récit une trame extrêmement riche - peut-être même un peu trop, car le livre est un vrai pavé!
Mais il se lit avec plaisir, malgré certaines digressions que certains jugeront peut-être trop longues. Pour ma part, en tout cas, je m'y suis plongée avec délectation.
Je me suis beaucoup attachée aux personnages, dressés avec finesse, qui se révèlent tour à tour touchants, faibles, lâches, admirables ou inconséquents - bref : tout en nuances et profondément humains.
Je me suis attristée de leur sort, mais surtout, je me suis émue de leur résilience et de la force de leur amitié. Et c'est bien, je crois - selon ce que suggère d'ailleurs le titre - le message que voulait laisser passer l'auteur.
Malgré ce qu'ils endurent, ils se battent pour conserver l'énergie et l'envie, et se serrent les coudes comme jamais, même si tout semble perdu d'avance. Chacun fait face à sa propre manière ; mais ils font bloc ensemble, proches et moins proches, soudés malgré leurs différents.
Quoi de mieux comme lecture pour occuper ce confinement? Car au delà d'une fiction de qualité, il y a sans doute quelques leçons générales à en tirer ;o)