La douce torture
3h34. Un souffle, un grognement, à peine un murmure, là bas. Presque rien, en fait... mais mon corps sait déjà.
D'un mouvement je me lève, automate dévouée, et d'un saut je quitte, non sans regrets, la douce chaleur de ma couette ouatée. Mue par une force invisible, j'enfile vite un gilet, et j'arrive vers toi à petits pas feutrés. Le corps lourd, les yeux clos, dans le noir de la nuit l'instinct guide mes pas.
Moi l'éternelle marmotte, au sommeil si profond, peux maintenant bondir au moindre de tes mouvements. J'ai les sens en éveil - le cerveau en sommeil, mais l'oreille aux aguets : quelque soit l'heure, d'un coup, ton appel silencieux me pousse à me lever.
Car tu n'as pas pleuré... Je sais que tu as faim sans que tu n'aies crié, et le temps que j'arrive, tu n'es pas réveillée. Une fois encore j'ai pris larmes et cris de court, grâce à cette magie des tout premiers mois.
La veilleuse allumée, je distingue maintenant tes traits en train de se crisper, et te vois gigoter.
Je me penche vers toi, et te prends dans mes bras - tu te calmes doucement contre moi.
Là... Je te berce, dépose un baiser sur ton front, et te cale tendrement dans le creux de mes bras. Quelques pas pour t'emmener jusqu'à mon coin dédié, que je puisse t'y offrir mon lait nourricier.
Par la fenêtre au loin les lumières de la ville - elles se font rares, à cette heure, le monde est endormi. La nuit nous appartient, et nous entoure de son silence serein ; il est tard, ou bien tôt, on ne sait plus vraiment. Ton petit corps contre le mien, le temps se fige dans la douceur de ce moment.
Qu'il est dur chaque nuit de devoir me lever! Il y a un instant à peine j'étais dans mes rêves, dans la chaleur des draps - et maintenant isolée, immobile, je sens le froid m'envahir et l'hiver se rappeler à moi.
Mon corps se hérisse d'être ainsi agressé - heureusement tu es là pour me le réchauffer.
Blottie tout contre moi, dans un coussin moelleux, ta chaleur se répand, si tendre réconfort.
Il me fallait bien ça pour supporter l'affront d'une énième intrusion dans mon précieux repos. L'une après l'autre, mes nuits entrecoupées suivent ce même chemin - et ces gestes tant de fois répétés deviennent presque innés.
Je te sens maintenant remuer contre moi, recommencer à t'énerver. Ton petit cou se tend, ta bouche cherche en vain - tu vas bientôt râler, c'est sûr, si je ne fais rien. D'un geste, je libère le sein qui calmera ta faim.
Ce petit pincement, décharge presque électrique - une sensation piquante, qui même vécue mille fois, me donne toujours l'impression que tu te branches à moi. Je sens le flot de la vie qui coule enfin vers toi - aussitôt tu te calmes, l'effet est immédiat. Cette connexion magique m'impressionne à chaque fois.
Tes besoins sont comblés, je vois tes yeux rouler ; ta petite main m'attrape, et cette fusion parfaite devient moment sacré.
Là soudain dans le noir, tout s'efface, oublié - la douleur de la faim, la dureté du réveil, et la morsure du froid. Le monde est à nos pieds - il n'y a plus que toi et moi, lovées, entrelacées.
Alors je me détends, à mon tour, ça y est - tête en arrière, jambes croisées, peu à peu je me laisse moi aussi aller. Dans ce demi-sommeil parfois je perds pieds - je me sens peu à peu succomber à Morphée, avant de sursauter. Je lutte sans arrêt pour ne pas me laisser emporter, de peur de te laisser tomber.
Les minutes s’égrènent, semblent s'étirer à l'infini dans les limbes de la nuit. J'aime te sentir là, tout contre moi, mais j'aimerais dormir, tellement... Songe ou réalité, je ne sais plus vraiment - en cet instant s'entremêlent le bon comme le mauvais.
Qu'il est bon de sentir ta chaleur sur ma peau, ta petite main doucement posée sur mon sein, ton souffle chaud dans le creux de mon bras... De sentir si fort qu'encore une fois, à cet instant là, je suis tout pour toi.
Mais quelle petite torture, aussi, de ne pouvoir sombrer... Trop peur de te lâcher, de te laisser glisser. J'aurais pu t'amener carrément avec moi, sous mes draps - mais j'aurais peur aussi de t'y mettre en danger. J'aime autant être là, assise, réveillée. Aussi dur que ce soit de ne pas piquer du nez.
Le silence m'englobe, seulement entrecoupé du rythme saccadé de tes petites gorgées.
Ton souffle peu à peu s'apaise, te voilà rassasiée ; par plaisir, tu continues quand même un peu à tétouiller. Et puis tu te rendors, tranquille, réconfortée.
Je caresse doucement tes cheveux si soyeux - si tu savais comme ça m'est précieux... Comme un geste-doudou, qui me rappelle tant de souvenirs si doux. Finiras-tu toi-même par reproduire ce geste, comme tes sœurs avant toi? J'aimais tellement les voir se câliner elles-mêmes la tête pour m'imiter...
Ça y est - tu t'abandonnes au sommeil, et tu lâches mon sein. Ta tête bascule, la connexion s'arrête - et le temps suspendu reprend son cours autour de nous. Je t'entoure de mes bras, repousse notre coussin, je me lève et t'emmène doucement voir le monde.
En regardant la ville, j'ai une pensée pour celles qui en cet instant, comme moi, nourrissent leur enfant. Toutes celles qui pour un temps, sacrifient leur sommeil à de si forts moments. Qui comme moi peut-être, crient intérieurement quand il faut se lever - mais qui finissent aussi par observer la nuit, pour faire durer encore, ne serait-ce qu'un instant, ces douces tétées de nuit.
Dehors rien n'a changé, il est trop tôt encore - la vie autour de nous n'a pas repris sa course folle.
Le calme règne encore sur le coeur de la nuit, il se calque au doux rythme de ton corps endormi.
Je te dépose doucement de nouveau dans ton lit ; ma main glisse le long de ta joue, je te susurre encore une fois "bonne nuit", et je m'enfuis à petits pas de chat, laissant la porte entrebaillée derrière moi. Je croise les doigts pour que tu ne te réveilles pas.
Peut-être reviendrai-je bientôt, peut être pas, qui sait - rien n'est encore fixé. Petite reine de mes nuits, tu décideras pour moi. Autant qu'il le faudra, même à corps défendant, je reviendrai encore et encore jusqu'à toi.
Petit à petit tu laisseras les tétées s'espacer, jusqu'à ce jour où j'aurais la surprise, un matin, de me réveiller sans m'être une fois levée. Par acquis de conscience, je viendrai vérifier - seul ton souffle reposé saura me rassurer.
Il y aura sans doute des rechutes, de nouvelles interminables nuits passées à te bercer, à chanter, à tout tenter pour te calmer. Petit à petit la douceur de nos nuits s'effacera, pour le meilleur, ou pour la rancœur, selon le sens que tu leur donneras.
Mais un jour tu feras tes nuits - ou peut-être moi les miennes - la page sera tournée, cette fois à jamais. Un jour, nos rendez-vous nocturnes finiront par cesser.
Quand il sera temps, tu sauras enfin attendre que le jour soit levé pour laisser chaque matin ton sourire briller comme un nouveau soleil. Sans doute que ce jour là, épuisée par toutes mes nuits hachées, j'aurais surtout le coeur à célébrer.
Mais je n'oublierais jamais, je le sais, la douceur de tous ces beaux instants lactés, qui, comme un songe passager, auront trop tôt fait de passer.